Hiroko Miyata 宮田寛子
10 décembre 2023Taichi Kotsuji 小辻太一
5 mars 2024Je reviendrai toujours en France, car la France est aussi mon pays. J’y ai une famille, un travail qui me plaît et des étudiants que j’aime beaucoup.
J’enseigne le japonais à la faculté de lettres d’Aix-Marseille Université. Je suis aussi membre associée à l’IrAsia, un institut de recherche asiatique. Ma spécialité, c’est le théâtre traditionnel japonais. Je m’intéresse à son influence sur le théâtre occidental et sur les textes contemporains.
En ce moment, je traduis le Yakusha banashi, un important traité de kabuki, publié au XVIIIe siècle et recueillant les paroles des acteurs fondateurs de l’ère Genroku. Je travaille aussi sur la patrimonialisation du théâtre Nô d’Aix en Provence, une scène traditionnelle de nô offerte à la ville par feu Maître Tanshû Kano en 1992.
Il se dit que c’est la seule scène authentique de nô située en dehors du Japon. Grâce à « go-en ご縁», le lien du hasard, comme le disent les Japonais, j’ai accompagné un peu sa réhabilitation au parc Saint-Mitre.
Je suis admirative de la passion de la famille Kano à faire connaître le nô en France et très reconnaissante à la ville d’Aix en Provence de tous les efforts faits pour mettre en valeur cette scène. Elle est le symbole de l’amitié entre la France et le Japon. Maître Kano a su mobiliser les bonnes volontés de part et d’autre pour aller de l’avant et faire vivre ce théâtre.
C’était important pour moi d’être utile pour cette scène, car depuis l’enfance j’aime le théâtre traditionnel. L’existence d'un tel édifice à Aix est un miracle et une chance inouïe pour les amateurs de la civilisation japonaise.
C’est peut-être parce que je viens de Kyoto que je m’attache autant à la culture traditionnelle. Un temps, j’ai été rédactrice dans un magazine féminin, je travaillais à Tokyo. Je suivais l’évolution de la mode et en même temps, je trouvais ce monde assez éphémère et superficiel. Je voulais quelque chose de plus « authentique ».
A cette époque, j’ai fait deux voyages en Asie et c’est à Bali que j’ai rencontré mon parisien de mari. Un an après, en 1996, je suis arrivée à Paris, sans savoir vraiment parler le français. Je vis donc en France par le fait du hasard.
Quand nous avons eu le projet de fonder une famille, mon mari a voulu quitter la région parisienne pour un endroit au soleil. Il a évoqué Nice, Cannes et Aix en Provence.
Aix, je connaissais et j’en avais un beau souvenir. Dans les années 90s, le livre de Peter Mayle Une année en Provence était très à la mode au Japon. J’avais été envoyée en reportage pour mon magazine, avec une petite équipe. Nous avions passé une semaine à sillonner la Provence, à visiter Aix, Arles, Avignon et à photographier les champs de lavandes et de tournesols. J’avais été touchée par la lumière et par l’espace.
Ainsi, nous avons fait le choix de nous installer à Aix en Provence.
A Paris les premiers temps, j’ai été correspondante pour des magazines japonais. Mais une fois installée dans le Sud, j’ai eu envie de faire autre chose. J’ai donc repris des études universitaires.
A l’université d’Aix-Marseille, j’ai eu la chance de rencontrer Madame Marie-Claude Hubert, un professeur spécialiste du théâtre français du XXe siècle. Elle m’a proposé de travailler sur Le soulier de satin, une pièce de Paul Claudel. Ce texte m’a bouleversée. De fil en aiguille, je me suis retrouvée à faire une thèse à ses côtés, sur la relation de Paul Claudel avec la culture extrême-orientale. Un sujet passionnant, qui m’a occupée de nombreuses années !
C’est à cette période que ma vie a croisé la scène de théâtre nô offerte par maître Kano à la ville d’Aix en Provence. J’avais du temps pour faire du bénévolat car ma fille n'était pas encore née. J’ai participé à l’organisation de manifestations autour de cette scène à l’époque où elle était gérée par l’association du maître.
J’ai de très beaux souvenirs de cette période durant laquelle j’ai rencontré de formidables personnes. Je me souviens plus particulièrement d’une adaptation en nô d’une pièce écrite et mise en scène par Moriaki Watanabe, un professeur japonais de littérature française : Muraille intérieure de Tokyo, inspirée par un poème du même titre et de la quatrième journée du Soulier de satin de Paul Claudel.
Lorsque je l’ai rencontré, il participait aux Nouvelles Rencontres de Brangues en Isère, un évènement pour les Claudéliens autour du théâtre et de la poésie. J’avais sympathisé avec sa femme, Kiyoko, qui était sa productrice. Quand ils ont eu le projet de cette pièce en 2001, elle m’a sollicitée pour utiliser la scène de nô à Aix, et après je me suis beaucoup impliquée pour sa production.
Quand ma fille est née en 2005, je n’ai plus eu de temps à consacrer à ce théâtre.
Ma thèse terminée, j’ai commencé à donner des cours privés de japonais puis j’ai eu l’occasion d’enseigner le japonais et la littérature japonaise à l’université. Aujourd’hui, je suis très heureuse d’y assurer de nombreux cours de japonais et un cours de civilisation portant sur l’initiation à la littérature classique japonaise.
La mairie d’Aix en Provence a de son coté, eu la merveilleuse idée de déplacer la scène de nô au parc Saint Mitre et de créer autour un jardin japonais avec la collaboration des paysagistes de Kumamoto, la ville natale de Maître Kano, qui est jumelée avec Aix.
Je crois qu’il serait content de voir son théâtre si bien mis en valeur et ouvert au plus grand nombre, au-delà de la communauté japonaise.
En 2022, la troupe de Maître Ryôichi Kano, le fils de Maître Kano, est revenue jouer en France après quelques années d’absence. Tous les gens en lien avec le théâtre se sont mobilisés pour que les soirées de représentation soient un succès. Et avec mes collègues universitaires, nous avons profité de leur présence pour organiser une journée d’étude sur le nô.
J’ai été très touchée par les témoignages des nombreux étudiants venus aux spectacles. Beaucoup ont été émus par la beauté du jeu, malgré la barrière de la langue et la forme théâtrale, difficiles à appréhender pour les étrangers comme les Japonais contemporains d’ailleurs.
L’énergie qui émane du nô, par son jeu symbolique, ses voix, ses musiques, ses danses et sa lenteur, nous emporte dans un autre monde, au cœur des émotions profondes des personnages. J’ai senti une grande vibration dans le public, plus forte en France qu’au Japon. Peut-être parce que l’énergie des acteurs a été décuplée devant des personnes qui ne connaissaient pas le nô.
Le nô a quelque chose d’universel, il touche le cœur des spectateurs par la beauté éminente de sa poésie matérialisée par la performance des acteurs à raconter la tragédie humaine. Et je crois que c’est cette connexion aux autres, tout autant que le spectacle lui-même, qui me touche.
J’ai de la chance d’avoir autour de moi des gens qui aiment le Japon.
Je trouve que les Français sont en général très sensibles et très humanistes. Ils sont généreux et gentils pour ceux qui sont en difficulté, du moins dans mon expérience. J’ai été entourée par de belles personnes quand mon mari est tombé malade, quand j’ai vécu des moments difficiles.
Après son décès, j’aurai pu repartir au Japon. D’ailleurs on me demandait souvent pourquoi je restais. Moi, j’avais envie d’élever ma fille en France, car ici on n’a pas besoin d’être tous pareil, on peut s’exprimer librement. J’avais goûté à cette liberté d’esprit qui me correspondait mieux.
Je n’en suis pas moins critique vis-à-vis des excès de revendications de liberté et d’individualisme qu’il y a ici. Dans ces moments-là, je pense à la culture de mon pays, à la discipline, la fidélité et le respect. Je crois que nous avons deux cultures complémentaires qui me sont primordiales.
J’apprends d’ailleurs la cérémonie du thé (Chanoyu 茶の湯) avec Sosei Omi Sensei qui habite Marseille. Même si je ne suis pas toujours assidue, j’apprécie de pouvoir continuer à pratiquer cet art traditionnel ici en France. Il m’enseigne « la voie du thé » et l’art d’être en harmonie avec le monde et avec la nature.
Mon rêve est d’avoir plus de temps à consacrer à cette scène de nô, être le pont qui relie nos deux pays, pour que ce lieu exceptionnel puisse être un endroit où tous les gens qui aiment la culture japonaise et partagent ses valeurs se réunissent. Maître Kano avait la volonté d’y voir pratiquer d’autres activités, comme des concerts de piano ou d'autres formes de théâtre, du moment que l’essence du nô et le lieu soient respectés.
Mais pour l’instant, mon agenda est trop rempli. J’espère terminer ma traduction dans les temps. Mon projet de patrimonialisation du théâtre représente beaucoup de travail car il y a des études à faire autour de son histoire.
Mon autre priorité est de construire ma vie de famille avec mon nouveau compagnon et ses enfants, car c’est là que je puise mon énergie pour le reste. Je souhaite que notre maison soit un lieu de partage pour nos proches, autour de nos cultures respectives.
Mon ami m’a demandé si je pensais un jour retourner vivre au Japon. Je crois que non car j’aime trop la France. Ma mère est là pour mon père qui se fait vieux, mais le jour où elle en aura besoin, j’irai m’occuper d’elle le temps qu’il faut. C’est une tradition japonaise de prendre soin de ses parents, c’est important pour moi.
Mais je reviendrai toujours en France, car la France est aussi mon pays. J’y ai une famille, un travail qui me plaît et des étudiants que j’aime beaucoup.
Merci à Sosei Omi d’avoir permis cette rencontre avec Makiko.