
Tamei Goshi 合志妙美
20 mars 2025Danser en France me permet de rencontrer d’autres artistes, d’expérimenter car j’ai envie de créer quelque chose d’innovant.
Mon nom de scène est Shimehiro Nishikawa, je suis chorégraphe et danseuse de nihon-buyô, la danse kabuki. J’enseigne cette danse à la Maison de la Culture du Japon à Paris depuis six ans.
Je me suis installée en France il y a presque trente ans pour étudier la philosophie française, notamment Gilles Deleuze. Car je suis aussi chercheuse et docteure en philosophie/esthétique à l’EHESS. J’ai fait ma thèse sur Zeami, le grand théoricien du théâtre nô. J’ai publié un livre et une dizaine d’articles sur le théâtre/danse, je donne des conférences, et j’enseigne maintenant le nô et le kabuki à la Sorbonne Nouvelle au département Théâtre.
Le nihon-buyô est peu connu en France, c’est hélas la même chose au Japon. A l'époque d’Edo, le théâtre nô était réservé à la classe guerrière, le peuple était privé d’arts vivants. Le théâtre kabuki est né de cette revendication. Il raconte des légendes populaires, des faits divers ou la vie de personnages historiques.
Dans le répertoire de kabuki, il y a les pièces de théâtre et celles de danse. A l’origine, ce sont les acteurs du kabuki qui chorégraphiaient les pièces de danse. Au fil du temps, elles sont devenues plus élaborées, il y a eu besoin de chorégraphes. Par la suite, ces derniers se sont mis à enseigner la danse, puis à fonder des écoles de danse.
Voilà comment est apparu le nihon-buyô. Pour cette danse, il y a deux styles, femme et homme, et tout le monde apprend les deux. Et ça, même les Japonais ne le savent pas souvent.
J’ai grandi à Fukuoka, sur l’île de Kyûshû, à la campagne. Plus tard, j’ai étudié le droit à l’Université de Kyôto. Il n'y avait aucun lien avec la France dans ma vie à ce moment-là.
Hasard du destin, j’ai reçu un jour deux cartes postales avec des dessins de Jean Cocteau, un artiste que je ne connaissais pas bien. Je me suis intéressée à lui, j’ai même vu tous ses films lors d’un festival de cinéma à Kyôto. J’ai découvert qu’il avait été critiqué par les surréalistes. J’ai commencé à lire Marcel Duchamp, André Breton, etc., j’étais curieuse.
Après mes études, j’ai travaillé au département financier de la Mairie de Kôbe. Tous les matins, je faisais la veille presse pour découper les articles qui concernaient ce département. J’ai vu passer en 1995 des papiers parlant du décès de Gilles Deleuze. Je n’y connaissais rien en philosophie, j’ai juste saisi qu’il était un grand penseur français. Je suis allée m’acheter un livre d’initiation à Gilles Deleuze, je l’ai lu sans trop comprendre, mais j’ai senti quelque chose.
J’ai fait mon premier séjour en France ces années-là. J’avais programmé des vacances à Bali avec une amie mais pour une certaine raison, nous avons changé la destination, et c’est à Paris que nous avons atterri. Je me rappelle encore notre arrivée en taxi au Quartier latin. J’étais impressionné par la beauté de la ville, il n’y avait pas de buildings comme au Japon. Et puis dans les cafés, on m’appelait “Madame” ou “Mademoiselle”, ça sonnait bien. J’ai senti que cet endroit était pour moi.

Je suis revenue en France seule, j’avais besoin de la philosophie pour vivre et la France était le pays idéal. L’art, la philosophie, c’était une autre planète pour les hauts fonctionnaires de la Mairie de Kôbe, alors qu’en France, les gens s’y intéressent. Alors, j’ai quitté mon travail et ma vie au Japon pour m'installer à Paris.
Je ne parlais qu’anglais et quelques mots de français. Je me suis d’abord inscrite dans une école de langue, puis à l’Université Paris VIII pour apprendre la philosophie. Étudier en français Socrate, Platon, Spinoza, ce n’était pas facile pour moi au début.
J’ai poursuivi mes études avec un DEA. J’ai choisi naturellement comme thème la pensée de Zeami, pour analyser la mémoire culturelle dans le nô, le kabuki et le nihon-buyô à partir des modèles philosophiques de Bergson et Deleuze sur la temporalité.
J’ai continué mes recherches sous la direction d’Augustin Berque. J’ai soutenu ma thèse de doctorat en 2015, après de longues années de recherches et l’arrivée de deux bébés dans ma vie. Elle a même fait l’objet d’un livre, La fleur et le néant - L’empreinte de Zeami dans l’art japonais.
Bien avant d’être initiée à la philosophie, je me questionnais, je me demandais ce que c’était le soi. J’ai compris grâce à Gilles Deleuze qu’il était possible d’être multiple, ce que je ne ressentais pas tellement au Japon, j’avais l’impression d’être obligée d’être enfermée dans un personnage. Je peux dire qu’il a libéré mon âme.
Maintenant, je pratique et je vis la philosophie au quotidien. Pour moi, la recherche et la scène sont liées. J'aimerais les présenter dans une forme de conférence-spectacle, par exemple, pour aider à la compréhension de la pièce. Tout va ensemble, c’est important pour moi. Je ne veux pas être mise dans des cases, soit la recherche, soit la danse.
J’ai commencé le nihon-buyô de l’école Nishikawa à l’âge de sept ans, grâce à ma grand-mère qui a trouvé le professeur Shimeo Nishikawa. Beaucoup de femmes et d'enfants à son époque apprenaient cette danse. J’ai aussi pratiqué l’anglais, le piano, la calligraphie et la natation. J'ai tout arrêté sauf le nihon-buyô qui me plaisait le plus.
Plus tard, le chef de l’école à Tôkyô, Senzô Nishikawa X, trésor national vivant, m’a attribué mon nom de scène.
Depuis mon installation en France, je suis dirigée par Yûko Nishikawa, fille aînée de Senzô Nishikawa X. Elle est venue deux fois en France, il y a longtemps, pour des spectacles. Je reviens régulièrement à Shinjuku pour approfondir ma pratique et apprendre de nouvelles pièces du répertoire.
En 2009, j’ai créé l’association Zea/Cie Parade de Fleurs avec mes élèves, pour faire connaître et transmettre cet art traditionnel en France. Nous avons organisé quinze manifestations à Paris, Lyon, Tours, Chantilly etc. Mes élèves sont presque tous Français. Parmi eux, il y a des amateurs du Japon, des comédiens, des chorégraphes de ballet et de danse contemporaine.
Danser en France plutôt qu’au Japon me permet de rencontrer d’autres artistes, d’expérimenter car j’ai envie de créer quelque chose d’innovant. Collaborer avec une autre forme de danse ou théâtre, cela n’a pas été fait beaucoup avec le nihon-buyô, j’aimerais essayer.
Après tout, de grands artistes français ont été inspirés par le théâtre japonais : Paul Claudel, Ariane Mnouchkine… Je voudrais que le patrimoine chorégraphique du nihon-buyô, sa richesse et sa beauté, contribuent à la création contemporaine du théâtre et de la danse.
Récemment, j’ai collaboré avec la metteure en scène, Carmen Samayoa et le comédien, Fabrice Delorme pour lesquels j’ai chorégraphié une séquence de la pièce de Roland Topor, L'ambigü. Don Juan, qui découvre la femme en lui, s’habille d’un kimono et se métamorphose en femme. La pièce sera jouée cet été à Avignon.
Je travaille aussi avec une de mes élèves qui est chorégraphe de ballet, nous avons commencé une création ensemble. Ces échanges sont très riches. Il y a un contraste entre ces deux danses qui se complètent en réalité très bien : nihon-buyô, qui s’enracine sur la terre, et le ballet aérien.
J’aimerais aussi développer des projets avec des estampes : au musée des impressionnismes de Giverny, j’ai dansé avec pour décor des projections d’estampes de Hiroshige en hommage à Claude Monet.
Faire des collaborations, tester des choses avec d’autres disciplines, voilà ce que je veux faire désormais. Pour participer à cette aventure infinie qu’est la danse.

De la France, j’aime toute la cuisine, les pâtisseries, le chocolat, le vin. Sauf peut-être la charcuterie. Mon estomac n’est pas très japonais en fait. Par contre, je n’aime pas les problèmes de transport qui arrivent très fréquemment. J’espère que ça va s’améliorer à l'avenir.
Du Japon, j’ai juste la nostalgie des promenades dans les temples, de leur atmosphère et de leur quiétude. Je ne pourrais probablement plus vivre dans mon pays, il a beaucoup changé depuis tout ce temps.
Je parle français au quotidien, j’oublie un peu ma langue, kanji et proverbes, même si mes recherches portent beaucoup sur des textes anciens. Je me sens moins Japonaise comme le Japon actuel s’éloigne peu à peu, et pas vraiment Française non plus. Disons que je serais simplement une habitante de la Terre. Je le sens comme ça.